Les discours de haine ou les propos haineux sont aussi vieux que l’humanité. On a pu même dire, avec Anton Tchekhov, que « rien n’unit aussi fort que la haine : ni l’amour, ni l’amitié, ni l’admiration ». Si, effectivement, la haine reflète souvent les croyances et les passions qui agitent une époque, elle permet aussi de ressouder une société contre un ennemi commun – réel ou imaginaire.
Après deux élections présidentielles au cours desquelles le Front national est arrivé au second tour, après plusieurs agressions antisémites spectaculaires, pour certaines meurtrières, après dix mois de manifestations et d’expression du mouvement des gilets jaunes, et après plusieurs suicides de jeunes harcelés, on a l’impression que les haines diverses qui s’exprimaient dans notre pays le font encore plus largement aujourd’hui.
Il est clair, en effet, que les haines racistes, antisémites, négationnistes et homophobes ont, depuis le développement d’internet, trouvé dans les réseaux sociaux et les plateformes de discussion des lieux d’expression privilégiée, où se retrouve tout ce qui est refoulé de l’espace public.
Certes, de tout temps, les civilisations, les religions, les conventions internationales ont tenté d’endiguer et de policer ces pulsions de haine qui existent parfois au tréfonds de nous. Les textes fondateurs de notre démocratie et, plus récemment, des textes explicites comme la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, ou l’incrimination de l’homophobie et du harcèlement sexuel, ont tracé très clairement la limite entre ce qui relève de la liberté d’expression garantie et ce qui constitue un délit répréhensible.
Comme on le dit souvent, le racisme n’est pas une opinion : c’est un délit. Par conséquent, aujourd’hui, nous devons faire en sorte que ce qui est incriminé dans la vie quotidienne, dans des propos publics ou dans des textes écrits le soit également lorsqu’il est exprimé sur internet.
Les obstacles sont bien connus : l’anonymat sur les réseaux sociaux ou la domiciliation des hébergeurs à l’étranger transforment les poursuites en parcours d’obstacles quasiment infranchissables, d’autant que la loi de 1881 sur la liberté de la presse comporte déjà plusieurs chausse-trappes redoutables.
La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique s’est appuyée sur une autre méthode et a confié aux opérateurs la charge de retirer promptement les contenus odieux qui leur sont signalés.
Depuis cette date, une coopération régulière s’est instaurée entre les opérateurs, comme Facebook ou Google, et les associations. Cette procédure est cependant complexe, et, fondée sur la bonne volonté des opérateurs, ne se traduit pas par des sanctions efficaces.
Des mesures ont également été prises à l’échelle européenne. Un code de conduite a été signé avec les opérateurs afin qu’ils assurent la police des réseaux qu’ils animent. Il s’inscrit toutefois, là encore, dans le domaine du droit souple et de la bonne volonté, qui restent insuffisants face à des comportements de masse.
Les pouvoirs publics affichent par conséquent la volonté croissante d’enclencher une phase plus autoritaire. L’Allemagne a ainsi voté une loi sévère, qui oblige les opérateurs à retirer les contenus incriminés. Certains ont critiqué cette mesure. Les Allemands sont pourtant très bien placés pour savoir à quelles extrémités une propagande haineuse peut conduire des citoyens ordinaires.
Mark Zuckerberg, président-directeur général de Facebook, a lui-même déclaré : « Nous avons besoin d’une nouvelle régulation dans quatre domaines : les contenus violents et haineux, l’intégrité des élections, la protection de la vie privée et la portabilité des données. » Il explique également que faire évoluer la régulation d’internet nous permettra de protéger internet lui-même.
Le groupe Socialistes et apparentés estime, dans sa grande majorité, que la proposition de loi présentée par Laetitia Avia s’inscrit dans un contexte général tendant à réguler tout en conciliant la protection de la dignité humaine et la préservation de la liberté d’expression. Le texte proposé aujourd’hui, dans sa version réécrite après avis du Conseil d’État, établit un bon équilibre entre ces deux exigences.
Certes, beaucoup reste à faire. Il faut davantage de moyens pour la justice. Il faut reprendre le dossier à l’échelle européenne afin que des législations concordantes soient adoptées. Il faut, surtout, s’attaquer au problème de fond soulevé par la Quadrature du net, qui souligne que les opérateurs ont financièrement intérêt à faire du buzz avec des contenus provocateurs.
Certains prétendent également que les mesures inscrites dans la présente proposition ne seront pas efficaces. Peut-être. Au moins ne serons-nous pas restés les bras ballants et, contre le déferlement de la haine, aurons-nous tenté d’agir.