« Une honte de la République » ?

Lors d’une réunion avec certains commissaires aux Affaires culturelles le 4 décembre 2017, le président de la République Emmanuel Macron aurait dénoncé la qualité du service public audiovisuel dans ces termes : « L’audiovisuel public, c’est une honte pour nos concitoyens, c’est une honte en termes de gouvernance, c’est une honte en ce que j’ai pu voir ces dernières semaines… ». Dénonçant pêle-mêle la mauvaise gestion des entreprises publiques du secteur, la médiocrité des programmes et des contenus ou encore les relations avec les partenaires extérieurs, il aurait dressé un bilan très négatif et relativement inhabituel du secteur.

Plus récemment, lors d’une conférence de presse le 25 avril 2019, Emmanuel Macron a justifié la fermeture annoncée de la chaîne nationale dédiée aux Outremer, France Ô, ne la jugeant « pas indispensable », au motif que chacun des territoires ultramarins dispose de sa chaîne de télévision. Selon le président de la République, l’existence de France Ô reviendrait à « justifier que nos Outre-mer, au fond, n’ont pas droit de cité au coeur de France Télévisions ». La suppression de la chaîne en 2020 décidée par le gouvernement en juillet 2018 a été récemment réaffirmée.

De ces déclarations, il faut tirer la seule conclusion possible : France Ô est explicitement désignée comme ce qui constitue la honte du service public audiovisuel.

L’audiovisuel public pèse 4,5 milliards d’euros par an. Premier groupe audiovisuel de service public dans l’Hexagone, France Télévisions est un colosse avec 9.840 équivalents temps plein aujourd’hui. Présidé par Delphine Ernotte depuis avril 2015, le groupe, fort de 5 chaînes nationales, d’une vingtaine d’antennes régionales et des antennes ultramarines, dispose d’un budget de 2,8 milliards d’euros et depuis 2017, il lui est demandé de faire annuellement 140 millions d’économies.

Or, depuis des mois, la principale option se résumerait à la suppression de la lilliputienne France Ô ? L’économie réalisée s’élèverait à environ à 0,56 % des crédits de l’audiovisuel public, soit 0,91% du budget de France Télévisions. Un exploit ! On le voit, les maigres économies ainsi générées ne peuvent à l’évidence rétablir l’équilibre financier du groupe.

La programmation de France Ô serait-elle redondante ou superflue au regard des autres chaînes ? La disparition de ce canal de la TNT est réclamée au nom de la rationalisation d’un groupe dont on dénonce l’embonpoint pour rétrécir son périmètre. Avec une part d’audience moyenne annuelle de 0,8 en 2016, France Ô apparaît ainsi aux yeux de beaucoup comme une anomalie.

Faut-il rappeler que la mission de France Ô se définit ainsi dans le cahier des charges de France Télévisions ?

« Chaîne de la mixité et de la diversité culturelle, France Ô offre une vitrine de choix à toutes les composantes qui participent de l’identité de la communauté nationale, en particulier aux populations ultra-marines. L’accent est notamment porté sur les magazines, le débat citoyen et les spectacles vivants. »

Dès 2014, le Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA) posait déjà la question du maintien de France Ô au sein de France Télévisions. Certes, l’audience de la chaîne n’était pas considérable, avec des programmes où se mêlaient, sans ligne éditoriale formelle, information, telenovelas sud-américaines, feuilletons et magazines. Sa mission spécifique fut finalement maintenue au sein du groupe avec pour recommandation de focaliser sa programmation sur les enjeux des outre-mer.

Paradoxalement au vu du budget dont elle dispose, France Ô n’est pas si mal placée en termes d’audience rapportée à son coût, comparée à d’autres chaînes manifestement plus onéreuses. En outre, France Ô avec 8.760 heures de programmes est un gros producteur de télévision. La chaîne affiche 1.877 heures de documentaires, ce qui en fait le deuxième diffuseur de documentaires après France 5.

Nommé en mai 2016 par Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, Wallès Kotra est le premier directeur de ce réseau issu de l’outre-mer et plus précisément de Nouvelle-Calédonie :

« Je ne suis pas venu sur France Ô pour ne faire que de la gestion, expliquait Wallès Kotra. Dans ce pays qui s’interroge sur lui-même d’un point de vue économique, social et même existentiel, il est important qu’il y ait cette parole de l’outre-mer dans le groupe France Télévisions. Le but est de changer notre regard sur les gens et de partager la parole. »

Il n’y a rien de honteux dans les missions imparties à France Ô, ni même dans son budget. Se servir de l’unique espace de visibilité offert aux terres des outre-mer alors que le groupe est régulièrement exhorté à les mieux représenter, si peu qu’il soit, aboutit à renier les mêmes missions.

Une visibilité escamotée

Dans les outre-mer, la situation qui prévaut depuis trop longtemps, se résume à une quasi-absence des créateurs, des productions et des imaginaires de l’outre-mer français sur toutes les scènes culturelles de la Nation.

Un déni de visibilité qui pousse les Français de l’Hexagone à entretenir une vision stéréotypée de l’outre-mer et des populations qui en sont issues, stigmatisée par de nombreux clichés, qui signalent une ignorance obstinée de leurs réalités.

Cette ignorance préoccupante et entretenue contrarie et freine le développement économique et social des originaires de ces départements isolés de notre République et nourrit des préjugés d’un autre âge et des discriminations aggravées qui se répercutent en effets pernicieux aussi bien en outre-mer que dans l’Hexagone. Or, les ultramarins sont actifs dans tous les secteurs d’activités, leurs contributions s’observent à tous les niveaux et dans tous les milieux sociaux de notre pays.

Les nombreux qualificatifs qui les désignent : « Négropolitains, Euroblacks, Blacks, Domiens, exilés, émigrés, Nègzagonals », attestent de leurs difficultés à trouver leur place dans la nation. Ils sont encore trop souvent, par la force des blocages rencontrés -y compris dans l’audiovisuel-, écartelés entre « ici d’aujourd’hui » et « ailleurs d’hier ». Les 2è et 3è générations se heurtent toujours aux mêmes contingences : une intégration de surface.

Le déficit chronique d’images positives infligé aux ultramarins, se vit et se constate au quotidien. Or nous savons que la télévision constitue le principal outil de valorisation de la culture, des productions et des imaginaires de la diversité en France. Une donnée largement actée en Europe, qui permettrait de les inclure dans notre exception culturelle française pour faire connaître et en partager l’originalité et l’identité spécifiques comme éléments constitutifs de la richesse culturelle de la France en Europe. Sans opportunités de se voir, de s’estimer et de se reconnaître sur des écrans qui ne leur renvoient aucune image constructive d’eux-mêmes, des millions d’ultramarins sont dans l’attente de programmes qui offrent une claire compréhension des réalités qui sont les leurs, pour l’émergence d’une véritable égalité -aujourd’hui malmenée- entre tous les Français.

Pour corriger ce grave déficit d’image de l’outre-mer et des ultramarins dans les médias, le législateur avait mis en place France Ô, issue de RFO Sat, qui recelait en germe deux handicaps majeurs: un manque de moyens et un lien trop mal défini avec les structures de RFO, qui écrasaient toute ambition éditoriale, bridant son développement faute d’une véritable stratégie d’antenne clairement identifiée.

Ce lien d’utilité sociale et citoyenne entre l’Hexagone et les outre-mer assigné à France Ô, chaîne nationale, a été aussitôt battu en brèche par les dirigeants de France Télévisions qui y ont déversé depuis 2005 des programmes dédaignés par les autres chaînes du groupe, d’où une ligne éditoriale, écartelée entre des approches hybrides, de diversité, banlieues, cités et outre-mer.

Toutefois, les publics attachés aux outre-mer accordent la plus grande importance à l’existence valorisée de leurs cultures, contributions et de leur actualité, malgré des audiences modestes qui dépassent pourtant celles de France Info. Cette ouverture sur une part des réalités de notre pays est essentielle car elle remédie au manque d’attention de France Télévisions pour ces publics en attente légitime et continuellement déçue.

LE RÔLE REMPLI PAR FRANCE Ô DANS LE PAF
N’EST PAS INTERCHANGEABLE.

 

La question reste de savoir si France Télévisions doit être aussi inscrite par ses tutelles dans la course à l’audimat ? Alors que les notions de public et de privé se confondent, que les missions prioritaires de service public de France Télévisions se brouillent pour n’être plus appréciées qu’à l’aune de la sèche rentabilité, France Ô joue un rôle majeur pour visualiser et valoriser l’existence de la diversité dans notre pays. Le CSA continue de pointer régulièrement la pénurie de diversité à la télévision, force est de constater que les progrès se font à une lenteur navrante qui est en outre camouflée sous le trompe-l’oeil des productions américaines.

Un effort des chaînes vis-à-vis de la représentation de la diversité des origines porte la part des personnes « perçues comme non blanches » à 17%, contre 16% en 2016 et 14% en 2012. Cette progression n’est optimisée que par une catégorie de programmes où le taux de représentation grimpe à 20%, en grande partie en raison des séries et films américains dont les standards importés ne reflètent pas les réalités françaises. Ce taux retombe à 14% dans les fictions françaises, et même à 10% en excluant France Ô…

La France est un grand pays notamment par sa présence sur tous les océans, de la Polynésie aux Caraïbes, et pour le rester elle doit impérativement se représenter elle-même, en faisant place à ce rang mondial qu’elle remporte grâce aux outre-mer. Or, aujourd’hui, les antennes nationales s’intéressent avant tout à l’Hexagone, à l’exclusion pénalisante de ce que fait la France du Grand Large. La pénurie d’attention des grands médias nationaux à l’égard des outre-mer justifie la nécessité et l’impact crucial des antennes spécifiquement dévouées. Tous les Français doivent savoir avec qui, où et comment les outre-mer existent en leur sein et doivent pouvoir regarder les programmes qui enrichissent sa connaissance et ses liens citoyens. Parler de nous ? C’est parler de tous !

Une suppression désastreuse

Il est donc pour le moins paradoxal de prétendre que si France Ô fermait ses écrans, les chaînes seraient miraculeusement engagées à présenter une diversité toujours négligée, alors que leur Contrat d’objectifs et de moyens prévoit de telles missions qui ne sont guère observées.

L’injonction d’aujourd’hui est d’aller à l’efficacité par seul souci de rentabilité et d’échelle en oubliant ces engagements prioritaires, pour réaffecter les crédits de France Ô aux autres chaînes qui obstinément s’y soustraient depuis aussi longtemps, par méconnaissance. Faites-nous confiance, on va supprimer ce qui existe pour davantage parler de vous ! Mais depuis des décennies rien n’est fait, ce qui attise durablement la défiance, sauf à inscrire des protocoles précis et contraignants en termes de quotas tant décriés. Il faut impérativement sauvegarder l’existant avec ses garanties, et se conformer strictement au Contrat d’objectifs et de moyens.

Depuis de longs mois, la disparition de France Ô est soulignée à l’envi, mais aucune inflexion significative n’est actée pour remédier aux carences criantes de la programmation. De vagues pistes sont évoquées : des décrochages réguliers ou des focus sur les outre-mer tous taxés de « replis communautaires ». La crédibilité des chaînes nationales est disqualifiée sur ce point mais se défausse sur le seul média qui répond à ces objectifs d’utilité publique.

Le ministère de la Culture suggère de convertir France Ô en une plateforme numérique à destination des passionnés des outre-mer. Mais une telle plateforme peut devenir elle-même un ghetto communautaire relégué sur Internet sans jouer le rôle fédérateur et social de la télévision qui touche tous les publics et toutes les générations réunies, y compris les outre-mer, autour de centres d’intérêt partagés, de problématiques communes qui valorisent l’interconnaissance et la légitimité.

Longtemps les ultramarins ont perçu qu’ils étaient des français de seconde zone, que les cultures, les réalités des outre-mer, y compris dans l’Hexagone, sont « entièrement à part » et qu’elles n’ont ni voix au chapitre ni droit de cité sur une grande antenne. Cette nouvelle sentence continue de minorer la place des ultramarins et sera très mal perçue par tous les citoyens des outre-mer, leurs amis et leurs alliés. Le service public n’agit pas simplement sur des objectifs de rentabilité, sa mission implique aussi des obligations à représenter toute la nation. Si d’aventure, France Ô, était abruptement supprimée de la sorte, il faudrait en tirer de fâcheuses conséquences politiques.

Nous n’oublions pas le réseau des 1ères et ses 9 chaînes qui correspondent aux différents territoires d’outre-mer. Ce maillage-là n’est pas encore menacé… pour l’instant. Or, France Ô joue un rôle central en rediffusant l’actualité dans les outre-mer et surtout sert de maison-mère à ce réseau. Si cette chaîne nationale disparaît, qui assurera la coordination entre les territoires et qui retransmettra ailleurs ce qui s’y passe ? Pour rationaliser son offre, Radio France s’appuie sur la complémentarité de sept radios du groupe. France Ô fait de même. Ultérieurement, le réseau d’antennes des Premières sera inexorablement absorbé par France 3.

Il faut sauvegarder France Ô

La disparition de France Ô ne constitue que le premier étage de la fusée libérale qui vise à supprimer les chaînes régionales de La 1ère et partant, le service public audiovisuel des outre-mer français. La logique enclenchée imposera rapidement que ces programmes étant accessibles sur leurs chaînes d’origine dans le bouquet diffusé dans les outre-mer, il sera possible de faire l’économie budgétaire d’un service public dédié.

La stratégie employée pourra s’articuler alors comme suit :

  1. Supprimer France Ô, en délinéarisant la chaîne ;
  2. Affaiblir les Premières rétrécies, dépourvues des moyens de produire, reléguées sur quelques services de proximité. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on décidera que tout cela coûte « trop cher » pour peu d’audience ;
  3. Une syndication privée attend tranquillement d’avaler ce marché abandonné…

De même pour le numérique : la fracture abyssale et la couverture plus que rationnée des 3G et 4G en outre-mer, aiguise les appétits féroces des opérateurs privés, eux aussi prévenus depuis longtemps de cette aubaine qui leur sera vite servie.

Il est illusoire de penser un seul instant qu’une fois France Ô détruite, la technostructure du groupe France Télévisions sera aussitôt disposée à ouvrir ses antennes à cette France d’outre-mer dont elle s’est toujours fort peu souciée. Seule une volonté politique forte et réelle pourrait exiger d’intégrer un nombre conséquent d’heures dans les grilles des trois chaînes nationales, d’imposer des actrices, des acteurs, des auteurs et des producteurs, des intellectuels, des penseurs ou des leaders, de recruter et d’inviter des journalistes à des débats, de relayer une information éclairée sur les outremers dans l’Hexagone.

Sans France Ô, pas de captation de pièces de théâtre avec des troupes d’outre-mer au Festival d’Avignon ; les troupes d’outre-mer disparaissent ; pas de captation à l’Olympia ou au Zènith ; pas de retransmission de grands évènements comme le Carnaval Tropical sur les Champs Elysées ; pas d’émission annuelle sur la drépanocytose, une maladie spécifique à l’outre-mer ; pas de grand événement sportif tel que la Coupe du monde de football.

Nous réclamons le maintien de France Ô dans un projet éditorial stratégique pour l’Hexagone, l’Europe, les outre-mer et leurs bassins. Il faut offrir des moyens repensés en compétences, en ressources, en savoirs et en talents pour faire de France Ô une véritable chaîne de service public mobilisée sur ses missions au carrefour des cultures française, européennes et du monde.

Nous demandons aux ministres Annick Girardin et Franck Riester, à Delphine Ernotte, Présidente de France Télévisions, de repenser cette clôture insolite, pour au contraire réaffirmer pleinement le rôle de France Ô dans la diversité des cultures qui font une France de rang international.

« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. »
Antoine de Saint-Exupéry

Coordination des associations d’Outre-mer associationsoutremer@gmail.com
George PAU-LANGEVIN, députée de Paris, ancienne ministre